Nicolas Belorgey | sciences sociales

Les carnets de Genèses - 18 novembre 2011

Recension par Renaud Gay. Son texte peut être lu sur le site de la revue ou ici même.

L’hôpital est travaillé, depuis les années 1980, par une succession de réformes inspirées du nouveau management public (NMP), qui recherche économies budgétaires et production des soins plus efficace et dont le plan « Hôpital 2007 » est l’illustration la plus récente. Lancé en 2002, ce plan comprend un programme d’investissements fondé sur des partenariats public/privé, introduit une tarification à l’activité des établissements de santé, modifie leur organisation interne et modernise la fonction publique hospitalière. C’est à une plongée dans cet univers hospitalier aux prises avec le NMP que Nicolas Belorgey nous invite dans son ouvrage issu de sa thèse de sociologie. Au croisement de l’analyse des politiques publiques et de la sociologie des professions, ce travail s’interroge autant sur l’hôpital confronté au NMP que sur le NMP à partir des hôpitaux, en posant trois questions principales : quels sont les processus inspirés du NMP à l’œuvre dans les hôpitaux ? Comment les soignants s’approprient-ils le NMP ? Quels effets le NMP a-t-il sur les soignants et les patients ? Pour y répondre, l’auteur conçoit le monde hospitalier comme une configuration d’acteurs interdépendants réunissant tutelles, « agents intermédiaires », soignants et patients. Cette configuration est appréhendée par un double mouvement partant à la fois du « haut », des institutions nationales promotrices des réformes, et du « bas », à partir des destinataires de la politique hospitalière. Pour ce faire, l’enquête combine principalement entretiens avec des soignants, patients, intermédiaires, questionnaire auprès des soignants et observation participante au sein de l’Agence d’audit des établissements de santé (AAES), des services administratifs et de soins d’hôpitaux. L’objectif de l’ouvrage est ainsi de donner à « voir une politique publique en train de se faire » (p. 30), dans son contexte de mise en œuvre.

La première partie est consacrée aux réformateurs de l’hôpital et à leurs pratiques. L’auteur s’intéresse en premier lieu à l’AAES, créée en 2003, en appui à la réorganisation interne des hôpitaux promue par le plan Hôpital 2007. L’AAES se présente comme un modèle d’agence néomanagériale, technique et autonome, veillant à la mise en œuvre des normes organisationnelles juridiques établies par le ministère. Rassemblant établissements volontaires et consultants recrutés par appel d’offres, l’AAES agit principalement par audit en vue d’améliorer l’efficience des hôpitaux, tout en intégrant, progressivement, la qualité des soins, schème de pensée dominant des soignants. Ce souci d’efficience sous vernis de qualité des soins se retrouve dans l’usage que l’AAES fait du benchmarking et d’indicateurs de performance tels que le temps de passage aux urgences des patients. D’une part, l’indicateur impose une explication des variations de temps de passage : les problèmes de moyens humains et matériels avancés par les soignants sont requalifiés en termes organisationnels. D’autre part, l’indicateur assure la fonction latente d’amélioration de la productivité des soignants, masquée par la mise en avant de la qualité des soins. Aussi l’AAES apparaît-elle comme un outil au service du ministère, sorte de « bureaucratie de second rang »1 renforçant la position de l’État dans le secteur hospitalier. Les prescriptions managériales des tutelles sont par la suite relayées, plus ou moins fidèlement, au sein des hôpitaux par des « agents intermédiaires ». Ce groupe hétérogène comprend des agents publics (directeurs d’hôpital, chefs de service, cadres de santé) et privés (consultants). Alors que les agents publics bénéficient d’une légitimité présumée liée au concours, les agents privés, placés dans une situation précaire due notamment à leur mise en concurrence, s’engagent dans un travail permanent de valorisation de soi, de leurs compétences et de leur utilité. L’auteur dégage alors trois figures d’intermédiaires en fonction de leur rapport aux injonctions managériales, déterminé par leur socialisation familiale et politique, leur position professionnelle et leur trajectoire sociale : les résistants, les convertis, les faux croyants – des convertis inquiets des réformes managériales en cours. Afin d’imposer aux soignants les changements organisationnels souhaités, les intermédiaires, principalement privés, et l’AAES ont alors recours à des stratégies de persuasion inspirées notamment de la littérature managériale, telles que la recherche d’alliés hospitaliers potentiels ou encore le fait de donner un caractère progressif à la démarche réformatrice.

La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse à la réception des réformes managériales par les soignants et les patients. Trois éléments expliquent, selon l’auteur, l’appropriation inégale des logiques managériales par les soignants. Comparant la réception d’un audit dans deux services d’urgences, il met en lumière tout d’abord une série de facteurs locaux éclairant la réussite ou l’échec de l’audit : le contexte historique, socioéconomique et politique de chaque établissement, la position des services dans des systèmes de soins locaux inégalement dotés, le rapport aux réformes managériales et le positionnement institutionnel des chefs de service au sein de chaque hôpital. En outre, cultivant un entre-soi protecteur et disqualifiant toute parole profane, les soignants constituent un groupe a priori imperméable aux injonctions à la performance. Ce groupe est néanmoins traversé par une division du travail à la fois verticale –entre médecins, infirmiers, etc. – et horizontale – entre spécialités et services médicaux, au sein desquelles les catégories soignantes dominées (infirmiers, urgentistes) sont plus sensibles aux indicateurs managériaux, car plus exposées aux demandes des patients et davantage tributaires de leur hiérarchie. Un troisième élément explique enfin l’appropriation différenciée des logiques managériales par les soignants. À partir de trajectoires sociales d’agents, N. Belorgey distingue deux catégories de soignants médicaux et paramédicaux : des established, reconnus professionnellement et socialement, auxquels il oppose des outsiders2. Opposés aux réformes managériales, les established comprennent d’anciens soignants épousant un mode de fonctionnement antérieur plus solidaire et de jeunes résistants promoteurs d’un nouveau professionnalisme soucieux d’efficacité et de qualité des soins. À l’inverse, les outsiders, mal dotés en capital social, adhèrent à la démarche managériale par laquelle ils pensent trouver la reconnaissance qui leur manque. L’intrication partielle des logiques managériales et soignantes a alors des effets sur les soins dispensés aux patients. D’une part, sous les injonctions de performance, les outsiders procèdent à un arbitrage entre efficience et qualité des soins, au détriment de cette dernière, comme en témoigne le rapport inverse entre temps de passage moyen et taux de retour des soignants urgentistes (le taux de retour correspond au nombre de patients revenus aux urgences après un premier renvoi à domicile par rapport au nombre de patients traités.). D’autre part, cet arbitrage se traduit par un durcissement des conditions d’accès aux soins, qui est lié en partie à la capacité de négociation socialement déterminée des patients avec les soignants. L’auteur y voit un renforcement des inégalités d’accès aux soins, produit d’une alliance entre tutelle et soignants contre les patients, fondée sur la recherche d’efficience.

L’ouvrage de N. Belorgey complète avec intelligence les travaux privilégiant une approche par « le haut » qui se sont intéressés à la conversion des élites de la santé aux idées managériales ou à la construction des instruments inspirés du NMP3. La démonstration est adossée à une enquête dont l’auteur parvient à restituer toute la richesse empirique, mêlant données qualitatives et quantitatives. L’écriture ethnographique fait ici la preuve de sa valeur heuristique, exhalant une « familiarité » acquise avec le terrain d’enquête, toujours mise à distance par un travail d’autoanalyse. Deux critiques peuvent être cependant adressées à cet ouvrage. D’une part, la tutelle est ici conçue uniquement comme un agent prescripteur de normes managériales. Pourtant, la tutelle principale des établissements, c’est-à-dire les Agences régionales de l’hospitalisation (ARH), peu évoquée dans le livre, reçoit autant qu’elle émet ces injonctions managériales, assurant ainsi une fonction d’« intermédiaire ». Une analyse plus poussée des rapports entre ARH et établissements aurait pu dévoiler des alliances locales filtrant les normes émises par le centre4, nuançant éventuellement l’idée d’une alliance entre tutelle et soignants contre les patients. D’autre part, nous nous interrogeons sur la possibilité, suggérée par l’auteur (p. 306), de généraliser les résultats obtenus à d’autres secteurs d’action publique. L’hôpital est certes un terrain propice à l’analyse du NMP, des dispositifs qui s’y rattachent (indicateurs de performance, agences) et des acteurs qui les portent, notamment des consultants, dont le milieu professionnel est finement analysé ici. Pour autant, comme le rappelle Nicolas Belorgey (p. 10), traversé par plusieurs principes de rationalisation (médical, administratif, politique, etc.), l’hôpital est une organisation singulière au sein de l’État-providence. Aussi est-il difficile d’en faire un exemple archétypal de service public en prise avec le NMP, même si on ne peut négliger l’intérêt d’une comparaison avec d’autres secteurs d’action publique.

1. Daniel Benamouzig, Julien Besançon, « Administrer un monde incertain : les nouvelles bureaucraties techniques. Le cas des agences sanitaires en France », Sociologie du travail, vol. 47, n° 3, 2005, pp. 301-322.

2. Norbert Elias, John L. Scotson, Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, Paris, Fayard, 1997.

3. Entre autres : D. Benamouzig, La santé au miroir de l’économie. Une histoire de l’économie de la santé en France, Paris, Puf (Sociologies), 2005 ; Frédéric Pierru, Hippocrate malade de ses réformes, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant (Savoir-agir), 2007 ; Marina Serré, « Le “tournant néo-libéral” de la santé ? Les réformes de la protection maladie dans les années 1990 ou l’acclimatation d’un référentiel de marché », doctorat de science politique, université de Paris I, 2001.

4. André-Pierre Contandriopoulos, Yves Souteyrand (éd.), L’hôpital stratège. Dynamiques locales et offre de soins, Montrouge], J. Libbey Eurotext, 1996.



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